Bonjour Karine Reysset,
J’ai lu avec passion votre dernier roman, La fille sur la photo que vous avez eu la gentillesse de m’envoyer. Il reprend des thèmes qui vous sont chers : l’absence, la dérive, la quête d’identité. Personnellement, je l’ai trouvé plus harmonieux, plus abouti que vos précédents romans par la fluidité de l’écriture et la richesse du personnage principal.
L’écriture
♦ Dans vos romans, vous mettez en avant des femmes plutôt invisibles et surtout à la dérive.Pourquoi ce choix ?
Je ne choisis pas grand-chose. Il y a des histoires qui m’attrapent, des voix qui m’appellent. A part dans « Les yeux au ciel » où j’endossais aussi bien des personnages féminins que masculins, je prête ma plume à des héroïnes. C’est ainsi. Sont-elles plutôt invisibles ? En tout cas, elles aspirent à l’être moins, et en même temps n’aiment pas tant que ça se mettre dans la lumière. Elles sont pleines de contradictions. Souvent elles cherchent/ont du mal à trouver leur place, que ce soit dans leur fratrie, leur couple, leur travail. Je ne sais pas si elles sont à la dérive. Elles tentent de s’accrocher en tout cas, à une branche, un rocher. Elles refusent de couler.
♦ Après avoir lu beaucoup de vos romans, si ce n’est tous, vous évoquez des sujets personnels (l’absence, notamment), des lieux intimement liés (Saint-Malo, Kyoto, …) que vous intégrez habilement dans une certaine fiction. Vous êtes, sans aucune connotation négative, l’écrivain du Moi.
Je ne me considère pas du tout comme une écrivaine du « Moi » (même si j’ai par ailleurs beaucoup d’admiration pour un auteur comme Annie Ernaux). Je trouve ça assez flatteur en un sens. C’est que j’ai réussi à atteindre une certaine vérité de mes personnages, et c’est le but de tout écrivain. Pour atteindre cet effet de vérité, je peux prêter à mes narratrices beaucoup d’éléments autobiographiques. On retrouve même des marqueurs récurrents de livre en livre. Tout d’abord les lieux en effet. J’ai besoin d’écrire sur ce que je connais bien. Saint-Malo, Kyoto, auxquels j’ajouterais la côte d’Azur hors saison.
Dans chacun de mes romans, je projette des doubles de moi-même, clones, copies plus ou moins éloignés de l’original, des possibles de moi-même, auxquelles je prête des souvenirs, des traits de caractère, des états émotionnels. Prenons l’exemple d’Anna dans mon dernier roman. Tout comme moi, elle est écrivaine, tout comme moi, elle vit avec un artiste plus reconnu qu’elle. Nos voix se superposent dans bien des monologues intérieurs. Mais elle est très différente sur bien des points, ne serait-ce que par son histoire familiale (l’abandon de sa mère, une défection d’un père, son milieu d’origine), son non-désir d’enfant. Contrairement à ce que j’ai pu lire sur la blogosphère, je n’ai pas quitté mon compagnon, et n’en ai aucune intention. Anna, c’est un peu beaucoup moi, mais aussi pas du tout à la fois. Les écrivains sont des éponges. Il peut être dangereux d’en fréquenter, j’ai conscience de ce pouvoir. Je l’utilise avec parcimonie, mais quelquefois c’est plus fort que moi, je ne peux s’en empêcher, alors je pioche, je grappille. Les romanciers sont des voleurs de vies. Et puis évidemment j’invente beaucoup. Mes romans sont très romanesques au final. D’ailleurs mon éditrice m’appelle « Madame ++ » tant mon imagination peut m’amener loin et souvent je suis obligée de me freiner pour rester dans le vraisemblable, dans cette recherche de justesse.
Pour revenir sur votre question, à part pour mon premier texte publié « L’inattendue » qui est clairement à part, étant de l’ordre du journal intime de l’attente de mon premier enfant, je me sens d’autant moins l’écrivaine du Moi que je me l’interdis pour le moment. Je ne peux pas me le permettre, en tout cas pas encore. Je me refuse d’écrire le livre impossible. Essentiellement vis-à-vis de ma famille. Je ne veux blesser ni embarrasser personne, même sans le faire exprès. Ce n’est pas évident d’être le parent ou le frère/la sœur d’un romancier.
♦ Et ma question est : l’écriture vous aide-t-elle à vous libérer de vos soucis, voire de vos fardeaux ?
Evidemment, et paradoxalement. Je n’écris pas de journal, mais il m’arrive d’intégrer ce type d’écriture intime à un roman en cours, et ça a été particulièrement le cas pour La fille sur la photo. Le premier geste d’écriture a toujours été pour moi un geste de nécessité, d’urgence, une expérience cathartique et libératoire. L’écriture reste un refuge, un échappatoire.
♦ Quand vous écrivez, quelles sont vos petites habitudes ? Où et comment se construisent vos romans ?
Depuis toujours j’aime écrire dans les trains et les cafés. Je fréquente plus les seconds. Ecrire au milieu des autres, mais un casque sur les oreilles pour que ça n’interfère pas (trop). Avec de la musique, des albums qui m’accompagnent pendant toute l’écriture. Pour « La fille sur la photo », au tout-début c’était Fauve pour l’énergie et le dernier Daho. Après, je remettais inlassablement les derniers albums de Douglas Dare, Findlay Brown, d’Agnès Obel et d’Emily Jane White. J’écris d’abord sur des carnets ou des cahiers (feuilles volantes le cas échéant). Je prends celui qui me tombe sous la main, qui est resté dans mon sac. Cela n’a pas vraiment d’importance, mais il doit me plaire. J’en ai toute une collection d’avance. Donc dans un carnet, dans un café où je me sens bien, et le matin, j’écris très vite, très mal, de véritables pattes de mouche. Je me laisse porter par la musique, par les voix de mes personnages (y compris la mienne qui se mêle aux autres, peut nourrir mes personnages). C’est parfois proche de l’écriture automatique. L’après-midi, je tape ce que j’ai écrit, sans forcément recopier à l’identique, et je commence déjà à couper et à réécrire.
Le livre s’écrit dans le désordre. Je peux écrire la fin bien avant d’avoir fini, quitte à revenir dessus plusieurs mois plus tard. Souvent, je commence l’histoire avant d’être sûre de sa forme finale. Les premiers mois, je tâtonne, je fais des essais. Je ou elle ? Présent ou passé ? Quand commencer le récit ? La phase de retravail est longue. Relecture et réécriture, avec possibilité à tout moment, et jusqu’au bout d’écrire de nouvelles scènes, je devrais dire chapitres. J’alterne phases de travail sur écran et sur papier. Quand je reviens au papier, je prends des ciseaux, de la colle, parfois des feutres de couleur pour me repérer. Je fais des coupes et surtout du montage, un peu comme au cinéma. Je travaille sur le rythme du livre pour que cela paraisse naturel, comme s’il coulait de source, comme s’il avait été écrit directement de la première ligne à la dernière ligne, ce qui est loin d’être le cas.
Le roman, La fille sur la photo
♦ Page 13, j’ai noté votre réflexion « J’ai pensé être heureuse à la mer. Je vivote désormais à Paris. ».
Or, vous avez quitté il y a peu de temps Saint-Malo pour Paris, l’effervescence des embruns contre l’effervescence humaine. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ? N’avez-vous aucun regret ?
L’écriture de ce livre correspond à mon retour à Paris, après huit ans et demi passés à Saint-Malo. Contrairement à Anna, je suis loin de vivoter. La mer me manque parfois (souvent en ce moment à vrai dire), mais à la mer beaucoup de choses me manquaient, et depuis que je suis de nouveau à Paris, je profite de tout ce que la ville peut m’offrir. Je vais beaucoup au théâtre, voir des concerts, des expositions (principalement de photo et d’art contemporain), je m’initie à la danse (en tant que spectatrice). J’ai la chance d’habiter un endroit où il y a des arbres, des dénivellations, du vent, beaucoup de ciel (sauf ces derniers temps, où il est souvent plombé). Notre désir (je suis obligée de passer au nous) de revenir à Paris était aussi fort que notre besoin de la déserter huit ans plus tôt. Il n’y a aucun regret ni pour ce départ, ni pour ce retour. Il s’agit de phases. L’idéal aurait été de vivre à la mer et à la ville à la fois, mais ce n’est pas possible pour le moment.
♦ Page 40, j’ai relevé cette petite note « Vu mon manque de conversation » qui m’a poussée à me demander… L’écrivain peu bavard se libère-t-il par l’écriture ou l’écriture rend l’écrivain silencieux ?
Je suis plutôt d’accord avec la première proposition. J’irai plus loin. Je me fais plus confiance dans l’écriture que dans la parole. C’est avant tout un manque de confiance en moi. Parfois j’aspire au silence. Je n’éprouve pas forcément le besoin de parler, j’aime être dans l’écoute. Mais il m’arrive dans des conversations à deux de devenir extrêmement bavarde sans pouvoir m’arrêter. D’ailleurs je parle extrêmement vite. L’écriture est souvent libératoire de toute la parole contenue.
♦ Dans le roman, vous écrivez qu’Anna vit dans l’ombre de son compagnon, le grand réalisateur.
Mais, vous, avez-vous vraiment le sentiment de vivre dans l’ombre de votre compagnon ? Vous avez maintenant votre carrière bien à vous et vos propres lecteurs…
C’est gentil à vous. Pendant longtemps je ne m’en suis pas du tout souciée. Et même si j’avais conscience de la différence de reconnaissance, de traitement, cela ne me gênait pas du tout. Je ne suis pas du tout dans l’envie/la jalousie, ce serait terrible, je me réjouis pour mon compagnon. Grâce à lui, nous pouvons mener une vie plus que agréable et je peux écrire en toute liberté sans me préoccuper (trop) de mes ventes. Mais c’est le regard des autres ou de certains du moins qui a pu à certains moments me peser, la différence de traitement au quotidien. Cela dit, je n’aimerais pas tant que ça être trop dans la lumière. Cela m’attire et m’effraie à la fois. Je ne sais pas si j’ai les épaules. Toujours ce problème de confiance en soi.
♦ Et je me permets d’aller plus loin. Sortons un peu du roman. Vous êtes, Olivier Adam et vous, tous les deux écrivains, et vos thèmes de prédilection sont similaires. Dans l’écriture, vous épaulez-vous l’un, l’autre, ou chacun n’intervient qu’en première relecture ?
Nous avons fini de grandir ensemble, ou du moins de nous construire en tant que jeunes adultes. Nous écrivions déjà chacun de notre côté (de la poésie), c’est l’une des premières choses qui nous a rapprochées sur les bancs de première année d’université. Depuis plus de vingt ans, nous avons partagé beaucoup de choses ensemble, vécu dans les mêmes lieux, entendu les mêmes histoires autour de nous, rencontré peu ou prou les mêmes personnes, lu les mêmes livres, vu les mêmes films. C’est normal que nous ayons des thèmes ou des marottes similaires, puisque nous avons des sources d’inspiration communes, même si nos romans et nos écritures sont très différents, et heureusement.
C’est très précieux de pouvoir se parler en amont de nos projets respectifs et plus généralement de se soutenir en cours d’écriture. Mais cela s’arrête là. Nous ne faisons lire à l’autre que lorsque le texte paraît à peu près fini et lisible.
La lecture
Mais en tant que lectrice, que lisez-vous ?
Beaucoup de lecture étrangère ces dix dernières années. Anglo-saxonne essentiellement, mais aussi japonaise et italienne. Et aussi française, bien sûr.
Parmi mes auteurs préférés : Laura Kasischke, Yoko Ogawa, Joyce Carol Oates.
♦ Quels sont vos trois derniers coups de cœur ?
« Meilleur ami/Meilleur ennemi » de James Kirkwood (éditions Joëlle Losfeld)
« The girls » d’Emma Cline (Stock)
« Nora Webster » de Colm Toibin (Robert Laffont)
Nous entrons en 2017, que souhaitez-vous pour cette nouvelle année ?
♦ Quelles sont vos résolutions ? Et allez-vous les tenir ?
Je n’ai pris aucune résolution. Je n’y ai même pas pensé à vrai dire. Je suis tendue vers/par la sortie de ce nouveau livre. J’essaie de ne pas avoir trop d’attentes (pour me protéger), mais ce n’est pas toujours facile.
Il faudrait que je me mette vite sur un nouveau projet, peut-être un roman jeunesse, ça fait longtemps. J’ai une idée, des images qui me trottent dans la tête depuis mes vacances en Ardèche l’été dernier.
♦ Et enfin, que garderez-vous de 2016 ?
Beaucoup de morts malheureusement. Celles de Bowie et de Leonard Cohen. Celles de Nice, Magnanville, Saint-Etienne-du-Rouvray, Berlin et bien sûr celles d’Alep et des migrants en mer. Et j’en oublie bien sûr.
Beaucoup de douches froides, de réveils brutaux (le Brexit, Donald Trump en tête).
De très belles découvertes (pour moi) : Pina Bausch au Chatelet (« Sur la montagne on entendit un hurlement » et « Viktor »), Carolyn Carlson à Chaillot (« Now »).
Des claques (dans le bon sens) : « Les Damnés » d’Ivo Van Owe (j’avais adoré « Vu du Pont » avec Charles Berling qui repasse cette année), le spectacle musical « Mona » d’Emily Loizeau au CentQuatre.
Des chocs esthétiques : Gregory Crewdson dont j’ai enfin eu la chance de voir enfin le travail grâce à la galerie Templon ; Anselm Kieffer à Beaubourg et surtout à la BNF.
De très beaux films : notamment « Manchester by the sea » et « Captain Fantastic ».
Et beaucoup d’autres choses.
Merci, Karine, d’avoir accepté cette petite interview. C’est un honneur de pouvoir poser ses questions à l’un de ses écrivains préférés. Je vous souhaite, pour cette année et celles à venir, de pouvoir continuer à écrire, et à apaiser, par cette écriture, certaines âmes.
Merci pour ces conseils de lecture, cela donne de belles idées !
Avis des lecteurs:
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